Nouvelle de Steven Cubillo

La maison en adobe se trouvait sur la dernière colline du village, ombragée par deux énormes figuiers, ce qui lui donnait un air tranquille, à l’abri du soleil chaud de l’après-midi. Don Ulpiano somnolait pensivement dans son vieux rocking-chair en osier en attendant que Doña Leticia – sa femme – ait fini de cuire le tamale de maïs qu’elle avait l’habitude de préparer le jeudi après-midi. Il essaya de sortir de ses méditations, en écoutant le gazouillis innocent des poules qui avaient éclos juste la veille, mais les soucis dansaient comme des ouragans effrayés dans sa poitrine et il réfléchissait et réflechissait jusqu’à ce qu’une délicieuse odeur de café fraîchement préparé le sorte de sa rêverie. 

-« Prends un tamale et une tasse de café », dit Doña Leticia en les lui offrant.

Il remercia d’un geste, porta une bouchée à ses lèvres et l’accompagna d’une gorgée du café fumant, jusqu’à ce qu’un doute s’échappe de sa bouche:

« -Negra, à quel moment sommes-nous devenus si vieux ? 

– Mon papa disait que la vie n’est qu’un saut… » En disant cela, elle frottait ses mains blanches comme le lait l’une contre l’autre et le soleil qui passait par la fenêtre soulignait les brûlures de toute une vie devant le charbon.

 « – Negra, dit Don Ulpiano en prenant une deuxième bouchée, tu penses que si je vais chez les Robles, ils me donneront du travail? 

-Tu as déjà beaucoup travaillé, tu devrais te reposer, comme tu l’as si bien dit, nous sommes vieux.

-Mais… – il garda le silence pour prendre une longue gorgée de café et continua – je me sens inutile de rester assis ici toute la journée, nous devons payer l’hypothèque demain, sinon ils vont saisir notre petite maison et je ne vais pas permettre à un banquier de me sortir de chez moi comme un chien.

-Les enfants sont déjà en train de voir comment ils peuvent nous envoyer de l’argent, ne t’inquiète pas, ils ne nous ont jamais laissé seuls. »

Sa femme s’approcha de lui. Quand elle vit que cela ne le rassurait pas, lui caressa l’épaule comme elle le faisait toujours quand elle voulait lui donner de la force… Lui, habitué à ne pas montrer sa faiblesse, réprima un sanglot de faiblesse et prit simplement sa main en signe d’affection et tous deux se lancèrent un regard tendre avec des yeux fatigués. Il mis sa main sur le visage de sa femme et le trouva tout aussi belle que le premier jour, jusqu’à ce qu’après quatre coups secs, une voix retentisse de derrière la porte : 

« Don Ulpianooo ! »

Peu habitué à recevoir des visiteurs, il se leva d’un pas lourd et ouvrit la porte grinçante ; un vieil ami lui sourit :

« Que faites-vous ici, mon ami Juan? » dit Don Ulpiano en souriant.

Ils se sont serrèrent la main pendant quelques secondes. Don Ulpiano vit que son ami faisait beaucoup plus vieux que lui, mais il avait gardé ses yeux pétillants. 

« Qu’est-ce qui vous amène ici? »

– Je n’ai jamais vu un cheval aussi rusé et aucun villageois n’a jamais pu le dompter pour moi, alors, comme vous êtes le plus expérimenté des dresseurs, je suis venu vous voir.

– Et si vous le castriez ?

– Non, Dieu nous en préserve ! J’ai besoin de lui pour qu’il ait des poulains.

– Aïe don Juan… Vous ne voyez pas que je suis déjà trop vieux ?

– Je sais… Mais vous êtes d’une l’habileté pure, d’ailleurs… je n’ai jamais rencontré un dompteur comme vous. Don Ulpiano, vous vous rappelez quand on était gamins? Vous domptiez tous les chevaux du village et ensuite on allait boire un coup avec Lucho et López pour fêter ça.

– Vous vous rappelez? dit-il avec nostalgie, comme si cette phrase l’avait transporté en ces temps de gloire – nous étions toujours tous les quatre ensemble, on travaillait, on faisait la cour aux filles et aussi pas mal la fête.

– Prenez courage et revivez ces moments de gloire. De plus, je suis prêt à vous payer. »

La seule chose qu’il s’est dite, c’est que l’argent l’aiderait à rembourser ses dettes, il répondit alors d’un air résolu:

« – Je sais que ma femme ne va pas apprécier, mais j’ai vraiment besoin d’argent, allez. »

Don Ulpiano ressentit une énorme joie à l’idée d’apprivoiser à nouveau une bête, c’était ce dont il avait besoin pour se sentir à nouveau vivant. Il se débarrassa de ses doutes et entra dans la maison. Doña Leticia était en train de manger assise sur le rocking-chair tout en regardant son feuilleton télé. Elle était belle dans sa robe jaune.

« – Qui était-ce? demanda-t-elle sans quitter la télévision des yeux.

– C’était mon ami Juan Ureña, il voulait que je l’aide à choisir quelques taureaux pour une vente aux enchères, il va me donner un peu d’argent. Il mentit. Il savait que sa femme ne lui permettrait pas de monter un cheval sauvage. 

Elle se leva, dessina une croix sur son front et serra dans ses bras en disant : 

« – Que la Vierge Marie soit avec toi. » 

Il n’était pas ellé au village depuis plusieurs mois ; il le trouva plus coloré qu’avant. Alors qu’il chevauchait au petit trot, il pouvait entendre le murmure des adultes parlant aux jeunes :

« – C’est Don Ulpiano, il n’y a pas de cheval que ce gentleman ne soit pas capable de dresser. » 

Ces mots lui mirent la pression de garder sa légende intacte et de ne pas décevoir les nouvelles générations de dresseurs. Il regarda droit devant lui, faisant semblant de ne pas entendre, avant d’atteindre l’enclos. Il alla directement voir l’équidé. Il ressentit un spasme à la vue d’un si grand animal.

« – Comment s’appelle-t-il ? demanda-t-il.

« – Le diable ne dort jamais, mais on l’appelle affectueusement le Diable., lui répondit-on. » 

Il avala fort. La bête semblait énorme, elle était d’une couleur gris foncé, écaillée avec des tons sombres. Mais ce qui l’effrayait vraiment, c’était la vue de ses yeux rouges et noirs, dilatés par la fureur. Il dut faire un effort énorme pour ne pas rebrousser chemin illico. Il murmura pour lui-même: « Mon Dieu, à quel moment me suis-je mis dans cette galère ».

Se remettant du choc et, sur un ton confiant que le surprit lui-même, il dit :

« – Fais-le seller pour moi ; on le dresse aujourd’hui. »

Un par un, les villageois s’approchèrent de l’enclos pour assister au spectacle et cela le rendit encore plus nerveux, sa bouche devint sèche et, à sa grande surprise, il vit don Mario collecter l’argent des nouveaux arrivants

« Pourquoi ce vieux schnock collecte-t-il de l’argent ? » se dit-il.

Don Mario était un adulte plus âgé, au regard vif, semblable à celui d’un vautour, il cessa de s’en inquiéter lorsque, dans la foule, il vit ses trois amis de jeunesse : Juan, Lucho et López ; ils discutaient et s’amusaient. Les voir ensemble remplissait son cœur de souvenirs, il eut envie de leur dire bonjour, mais il était si nerveux qu’il préféra ne pas s’approcher d’eux pour qu’ils ne remarquent pas que ses jambes tremblaient. 

Il se permit alors de les analyser attentivement, il les trouva vieux, cabossés. Lucho, par exemple, avait la tête grisonnante, il était particulièrement gros, au point que ses joues saillantes et roses laissaient à peine voir ses yeux. López, lui, était très maigre, avait l’air un peu maladif et bossu, se tenait tremblant sur sa vieille canne en écaille ; ils riaient fort, en chuchotant des blagues.

Soudain, il les vit sortir de l’argent de leurs portefeuilles en cuir avec précaution et méfiance. Ils le donnèrent à Juan Ureña qui les roula les billets. Avec un sourire malicieux, il s’appricha de Don Mario pour les lui remettre. Don Mario prit l’argent, le compta soigneusement et, en prêtant une attention particulière à chaque annotation, il écrivit soigneusement quelque chose dans un petit carnet jaune avant de se fondre dans la foule.

Intrigué de savoir ce qui se passait, don Ulpiano demanda à don Mario :

« – Comment se fait-il que vous collectez de l’argent ?

-Comment ça, vous ne le savez pas ? On fait des paris pour savoir si oui ou non vous serez capable de dresser le Diable ».

– Mazette ! répondit-il, quelle responsabilité !

Mario se mit à rire malicieusement et avoua :

« -Oh, Don Ulpiano ! Vos bons amis ont tous parié contre vous. Ils ne vous font pas confiance. »

Il resta en silence, assimilant ce qu’il venait d’entendre, déçu et agacé, il sortit une poignée de billets de banque froissés, c’était ce qu’il avait réuni pour payer l’hypothèque et sans réfléchir il misa tout en sa faveur. Il prit congé, convaincu qu’il était encore utile et que ses années d’expérience n’étaient pas vaines. Il se dirigea vers le cheval qui était déjà sellé. Il regarda respectueusement cet animal sauvage qui renâclait… Il entendit une voix derrière lui :

-Don Ulpiano, c’est facile, non ?

Il n’a pas eu besoin de regarder autour de lui pour savoir que c’était Juan Ureña qui lui parlait. D’une voix rauque, il répondit: 

« – Dieu dit: Dieu, humain et bête. Pas Dieu, bête et humain

– Cela fait plaisir d’entendre que vous êtes sûr de vous. Alors allez-vous le monter ? 

– Oui, don Juan, mais à une condition : si je l’apprivoise, je lui donnerai un nom de mon choix. »

Don Juan, confus, éclata de rire, et ne trouvant pas d’autre solution, il se plia à ce caprice. Tout le village présent, l’enclos était envahi d’un silence profond que brisait un occasionnellement un murmure. Il parvenait aux oreilles de Don Ulpiano : «  il en est capable, il est rusé » ou « il ne tiendra pas une minute, il est déjà trop vieux ». 

Il s’approcha du « Diablo nunca duerme » (Le diable ne dort jamais). Celui-ci se redressa sur ses pattes arrière et, s’approchant de Don Ulpiano, tenta de le frapper avec ses sabots. Don Ulpiano, qui connaissait déjà ce mouvement chez les chevaux sauvages, en profita pour faire un pas sur le côté gauche, laissant les traces de ses bottes marquées sur le sol sablonneux. Dans le même mouvement le vieil homme se propulsa et d’un seul bond grimpa sur le dos de l’animal. Il eut peur, il n’était jamais monté sur un cheval aussi grand, il prit les rênes; la bête se releva sur ses pattes arrière et tous les assistants photographièrent avec leurs pupilles l’image de ce brave vieillard qui s’accrochait de toutes ses forces et de toutes ses années d’expérience au cheval le plus grand et le plus brave qu’ils avaient jamais vu. 

Le titan, qui malgré sa taille était encore un poulain, tendait sa musculature proéminente. Dans chaque saut, il y laissait presque sa vie. Il hennit et renifla avec une colère infernale, donna de coups de pied en l’air tandis que Don Ulpiano s’accrocha à la corde d’agave avec les paumes de ses mains, comme s’il refusait de mourir. Le va et vient infernal soulevait des nuages de poussière rougeâtre. Le public rompit enfin le silence et des cris éclatèrent, imprégnés du souffle de celui qui voit son héros livrer sa plus grande bataille, et lui, Don Ulpiano, devant cette acclamation, se sentit vivre enfin comme le plus grand des chevaliers. Il mit son ego de côté et se consacra à sentir ce cheval blanc clairsemé trembler au vent et, fermant les yeux, se concentra pour ne faire qu’un avec les mouvements de l’animal.

Soudain, le Diable tomba par terre et se releva aussitôt en poussant des mugissements de fureur, alternant entre les pattes arrière et les pattes avant ; il contorsionnait son corps pour déstabiliser le cavalier, essayant de ne pas se laisser apprivoiser. 

Alors que le soleil était presque couché, la bête suspendue dans les airs fit un mouvement brusque, obligeant don Ulpiano à lâcher la corde et, afin de ne pas tomber, à entrelacer ses doigts dans la crinière sombre de l’animal. L’audience vit, dans la lumière orange, le cheval et son cavalier devenir une seule pièce, une seule ombre qui tremblait comme un cyclone majestueux et violent. 

Malgré une fausse impression d’éternité, tout se produisit en quelques minutes à peine, et les villageois eurent du mal à croire que Don Ulpiano n’était pas tombé. Au contraire il avait maîtrisé la situation, bien qu’il transpirait de rivières de sueur et que les chutes stridentes faisaient mal à ses os déjà endoloris. Le cheval émis un dernier soupir, comme s’il demandait une trêve. Le vieil homme relâcha l’une de ses mains et caressa le fin pelage avec affection. L’animal fit, comme par inertie, deux autres petits sauts, mais la fatigue l’obligea à rester immobile. Il resta là,  la respiration agitée, se calmant seulement lorsqu’il sentit une caresse sur son dos et qu’une voix ténue murmurant à son oreille :

« – Tout doux, toi et moi on ne fait qu’un… tu m’as ramené à la vie, mon vieux. »

Don Ulpiano resta là un moment, parlant au cheval et lui donnant des instructions sur la façon de se déplacer. Quand il en descendit, tout le monde l’applaudit et son cœur se remplit de joie. Don Mario s’approcha de lui, le paya, et mis sa mains sur son épaule. Don Ulpiano s’avança en boîtant jusqu’à l’endroit où se trouvait Don Juan Ureña, ainsi que Lucho et López, et leur dit :

« – Don Juan, donnez-moi mon argent que je m’en aille. » 

D’un geste aigre et visiblement agacé, ce dernier lui a donna un billet de cinquante colons, sans rien dire… Don Ulpiano le prit avec joie, en le rangeant avec ce qu’il avait gagné dans le pari. Il mis l’argent dans sa poche et en regardant dans les yeux tous ses « amis », il leur dit :

« – La seule chose qui manque c’est de changer le nom du cheval. Désormais, il s’appelera : Ange de Dieu, car il semblerait que ce village a déjà pas mal de diables. » 

Ils devinrent tout pâles, baissèrent la tête en grommelant. Don Ulpiano se mit en route vers la maison, boîtant et gravement blessé, le dos et les hanches brisés. Il frappa à la porte. Il fut accueilli par sa douce femme, et sans un mot, il la serra de toutes ses forces. Elle lui demanda confusément :

« -Qu’est-ce qui t’es arrivé ? Pourquoi es-tu dans cet état ? »

Don Ulpiano, souriant, lui montra l’argent tout en boule entre ses mains endolories et dit :

« -Negra, donne-moi un autre tamale et prépare-moi une tasse de café que je te raconte l’histoire. » 

Auteur: Steven Cubillo
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